Cimetière du village

A l'âge adulte, lorsqu'on regarde dans son rétroviseur éducatif, certains visages se dessinent. Il y a les professeurs qui ont marqué, ceux qui ont su sublimer les qualités d'un élève, qui ont su tailler au bon endroit pour que la plante pousse dans le bon sens. Et puis il y a les autres, ceux dont on gardera un mauvais souvenir, ceux qu'on n'oubliera pas même si on aurait préféré.
« Monsieur Zanfrel est mort », m'a dit maman au téléphone.
Il ne m'aura fallu qu'un centième de seconde pour situer le personnage, et autant pour essayer en vain de changer de conversation. Vous aurez compris que Monsieur Zanfrel entre dans la seconde catégorie susmentionnée.
« - Il sera enterré au village vendredi prochain. Tu veux venir ?
- Plutôt faire un cunnilingus à Perséphone ! (1)
- Hein ? (Silence) Ah oui, j'imagine que ça veut dire non... et que c'est définitif. »

Monsieur Zanfrel habitait le même village que mes parents et enseignait à l'établissement de la ville d'à côté, là où j'étais scolarisé. Il était mon professeur de français en classes de 6ème, 5ème et 3ème, la fée Education ayant eu pitié de moi pour une des quatre années de collège.
J'avais, je crois, 5 heures de cours par semaine avec lui, 5 heures auxquelles j'allais à reculons, 5 heures qui me retournaient parfois l'estomac par anticipation.
Monsieur Zanfrel m'avait pris en grippe dès le premier jour. Je n'ai jamais su pourquoi. Avais-je fait quelque chose ? Avais-je parlé de travers ? Non, je ne pense pas.
« - Votre nom est d'origine italienne. Il se prononce comment ?
-  Pl...
- Qu'importe ! C'est un cours de français, je le prononcerai à la française. »
Depuis ce jour là, j'ai été traumatisé par cette question. Et lorsqu'elle m'est posée aujourd'hui encore je réponds invariablement "Oh, j'ai entendu tellement de prononciations, que je réponds à toutes...".
Trois ans de regards en coin chargés d'un mépris qu'il n'avait pas pour les autres, de remarques acerbes que je jugeais humiliantes devant mes camarades de classe. Je me suis considéré pendant tout ce temps comme étant sa tête de turc. Et pourtant, je n'étais pas mauvais élève. Je sentais parfois que ça lui fendait le cœur de me mettre de bonnes notes, quand vraiment il ne pouvait faire autrement...
Alors plutôt que d'écrire mes rédactions dans la joie et le plaisir de l'imagination, je le faisais dans la douleur du doute et de la peur. Et si j'écris ça, que va-t-il me dire ? Et s'il me dit ça, que vais-je lui répondre ? Une écriture aliénée par une liberté volée.
Il y a eu ce weekend de Pâques que j'avais passé à écrire mes quatre pages. Le mardi suivant, son nom était affiché sur le tableau des profs absents, mais il nous avait laissé pour consigne de déposer nos copies dans son casier. Trois fois j'ai vérifié le nom sur son casier avant d'y glisser ma rédaction. Trois fois. Ni une, ni deux. Trois fois. Pourtant, deux semaines plus tard, j'écopais d'un zéro pour ne pas avoir fait et rendu mon devoir. Le seul zéro de ma vie. Un zéro remis avec une joie non feinte. Protester m'a apporté deux heures de retenue en prime pendant lesquelles j'ai du réécrire mon devoir de mémoire tout en sachant que la note serait maintenue. Je crois que j'aurais pu le tuer.
Me plaindre auprès de mes parents ou du proviseur ou du professeur principal ? A quoi bon, à cette époque, la parole d'un élève ne valait rien à côté de celle d'un enseignant...
J'aurais tellement aimé que Monsieur Zanfrel me donne l'amour de la lecture, des beaux textes, du plaisir de tourner les pages de notre patrimoine culturel. Non. Monsieur Zanfrel ne m'aura appris qu'une seule chose : il existe des gens malveillants, je dois m'en méfier et être prêt à riposter le cas échéant.
Certes, cela m'a été fort utile et a certainement forgé un côté de ma personnalité. Mais ce n'était pas à lui de m'apprendre cela. Lui devait m'éveiller à la magie des mots, au secret de les mettre ensemble dans de belles phrases.

Quel bonheur d'arriver au lycée en laissant ce fourbe derrière moi. En classe de Seconde, j'ai eu un professeur de français formidable, je bossais d'autant plus que j'avais une soif à étancher. Il a d'ailleurs insisté auprès de mes parents pour qu'ils acceptent mon choix de Première littéraire alors que la voie scientifique était envisageable.

Monsieur Zanfrel n'a jamais quitté le village où résident encore mes parents. Il y a de cela cinq ou six ans, je faisais avec eux une balade eux autour du petit étang quand nous l'avons croisé, lui et son cabot. Même regard dédaigneux. Depuis qu'ils étaient tous à la retraite, ils fréquentaient le même "Club de Loisirs des Anciens" et ont entamé une brève conversation de politesse. Quand nous avons repris notre chemin, maman m'a demandé d'expliquer le froid polaire qu'elle avait ressenti entre mon ancien professeur et moi. Elle est tombée des nues...

Vous comprenez maintenant pourquoi j'ai eu une réponse si fleurie à l'idée de jouer le rôle de l'ancien élève chagriné à l'enterrement de son professeur de collège. Je n'irai pas cracher sur sa tombe, mais hors de question de participer à la mascarade des pleurants !
"Le pauvre bougre est mort, tu pourrais être charitable !" me dira-t-on peut-être. Et bien dans l'état où il est, mon pardon lui importe peu. Qu'il fasse sans !

J'ai écrit ce papier avec Le Requiem Pour Un Con de Gainsbourg qui tourne en boucle dans les enceintes.
Et un verre de rhum à portée de mon clavier... A la santé de ce scélérat !

Mon premier vrai connard vient de claquer sa pipe...
Au suivant !


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(1) Une fille hétéro (certes un tantinet vulgaire) aurait pu dire "Plutôt tailler des pipes en Enfer".
Trouvant cette proposition pas si inintéressante que cela, j'ai préféré opter pour quelque chose de plus dissuasif...